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ossier
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Au cours des siècles, les mathématiques se sont
affirmées comme le langage même de la physique. Déjà Galilée
affirme, tout en insistant sur la primauté de l’expérience, que l’on
ne peut comprendre l’univers « sans en apprendre la langue et
sans connaître les caractères dans lesquels il est écrit », en l’oc-
currence la géométrie. Deux siècles plus tard, dans son «
Précis
élémentaire de physique expérimentale
» de 1823, Jean-Baptiste
Biot regrette de devoir renoncer au recours des méthodes mathé-
matiques et des expressions analytiques qui « font la principale
utilité et la certitude » de la physique. Les principes de celle-ci sont symbolisés par des équations, comme celles
de Newton pour la dynamique, de Maxwell pour l’électromagnétisme, de Boltzmann pour la théorie cinétique,
d’Einstein pour la gravitation, de Schrödinger pour la mécanique ondulatoire. Aujourd’hui, les mathématiques les
plus variées fournissent des outils efficaces à la plupart des sciences, tout en imprégnant de plus en plus profon-
dément la physique. Pourtant, une différence fondamentale oppose mathématiques et sciences de la nature
1
. Ces
dernières visent à appréhender de mieux en mieux le monde ; elles produisent des vérités approchées et évolu-
tives, validées par leur adéquation au réel et la qualité des prévisions. Au contraire, les vérités élaborées en ma-
thématiques sont définitives, même lorsqu’elles perdent de leur intérêt et qu’on les abandonne ; elles portent sur
des objets idéaux, et leur critère de validité est la logique, la cohérence des démonstrations. Alors, pourquoi cette
construction abstraite de notre esprit est-elle si efficace pour comprendre le monde extérieur et agir sur lui, comme
l’écrit Eugene Wigner
2
? Les mathématiques seraient-elles le soubassement de l’univers, avec un grand horloger
mathématicien ? La logique mathématique créée par notre cerveau serait-elle un produit de son évolution, adap-
tée au monde extérieur ? Les correspondances étroites que nous constatons entre les mathématiques et la phy-
sique résulteraient-elles de leurs progrès synergiques, la physique s’étant mieux développée dans les domaines
où étaient apparues des mathématiques adaptées, et ayant stimulé en retour l’invention de mathématiques
nouvelles ? Le débat philosophique n’est pas clos.
Roger Balian
, membre de l’Académie des sciences
1 R. Balian. smf4.emath.fr/Publications/Gazette/1998/76/ p.15
2 E. Wigner,
The Unreasonable Effectiveness of Mathematics in the Natural Sciences
, 1960.
À propos de « la déraisonnable efficacité des mathématiques »
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mathématique, et ce fut l’œuvre de Norbert Wiener. Aujourd’hui, ce que les biologistes comme les physi-
ciens appellent le mouvement brownien est avant tout le mouvement brownien des mathématiciens, que
Wiener appelait
The Fundamental Random Function
. Il est en effet fondamental, et beaucoup plus simple
que le mouvement brownien réel. Pour autant, la relative simplicité de sa définition mathématique cache
une merveilleuse richesse, ce qui est un fait assez général : les objets mathématiques les plus faciles à
définir, par exemple un groupe, sont si riches qu’on ne sait encore rien d’eux quand on se borne à leur
définition.
Le mouvement brownien témoigne de l’influence de la physique sur les mathématiques, et du va-et-vient
entre elles. Roger Balian, dans un encadré, montre comment les physiciens regardent les mathématiques