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La Lettre

La situation évolua en 1965 lorsque John Stewart Bell, un théoricien irlandais travaillant au CERN,

découvrit qu’adopter le point de vue d’Einstein aboutissait à une contradiction avec certaines prévisions

du formalisme quantique relatives aux particules intriquées. Il devenait donc possible de trancher entre

les deux points de vue, en réalisant une expérience dans une situation où ils donnaient des prévisions

contradictoires.

On découvrit rapidement que de telles situations étaient très rares, et c’est une fois de plus la lumière

qui offrit la situation la plus claire pour trancher expérimentalement. Dès 1972, John Clauser et Stuart

Freedman réalisèrent une première expérience utilisant des paires de photons intriqués émis par

désexcitation d’atomes de calcium : ils trouvèrent un résultat en accord avec la physique quantique,

et en désaccord avec les inégalités de Bell découlant du point de vue d’Einstein. Remarquable exploit

expérimental, cette expérience restait pourtant assez éloignée des schémas idéaux, les « expériences

de pensée », sur lesquels portaient les discussions théoriques, et c’est pourquoi une nouvelle série

d’expériences fut conçue et réalisée à l’Institut d’Optique, alors à Orsay. Les résultats, publiés en 1981-82,

étaient beaucoup plus précis et, surtout, avaient été obtenus dans des schémas beaucoup plus proches

des expériences de pensée. La conclusion était claire : il fallait renoncer à la vision « réaliste locale »

du monde, défendue par Einstein. On ne pouvait plus affirmer qu’un objet localisé dans l’espace temps

possède en lui l’ensemble des propriétés - sa réalité physique - qui déterminent les résultats des mesures

que l’on effectue sur lui. Une paire intriquée constitue un tout inséparable, dont les propriétés ne se

résument pas à la somme de propriétés de ses composants.

Au-delà de l’importance conceptuelle de ce résultat, ces expériences allaient attirer l’attention des

physiciens sur le caractère extraordinaire de l’intrication, ignoré jusque là par la plupart d’entre eux, à

l’exception notable de Schrödinger. Ce dernier avait immédiatement souligné l’importance de la propriété

découverte par Einstein et ses collègues en 1935, et utilisé pour la première fois le mot

entanglement

- intrication, en français - pour la décrire

5

. Un témoignage remarquable de cette prise de conscience

tardive de l’importance de l’intrication peut être trouvé dans un article de 1982 où Feynman écrit, après

avoir cité la violation des inégalités [de Bell]

6

:

« I’ve entertained myself always by squeezing the difficulty

of quantum mechanics into a smaller and smaller place, so as to get more and more worried about this

particular item. It seems to be almost ridiculous that you can squeeze it to a numerical question that one

thing is bigger than another. But there you are - it is bigger than any logical argument can produce, if you

have this kind of logic. »

Ainsi, plus de vingt ans après avoir affirmé, comme nous l’avons vu plus haut,

que la dualité onde-corpuscule était le seul mystère de la mécanique quantique, Feynman mettait en

relief le deuxième mystère quantique, l’intrication. Et dans le même article, il tirait la conclusion qu’aucun

ordinateur classique ne pourrait jamais simuler un tel phénomène dès lors qu’il mettrait en jeu un nombre

assez grand de particules. Il fallait donc avoir recours à un calculateur quantique : l’idée d’ordinateur

et de simulateur quantique était née. Dès lors, il n’était pas illégitime de parler de deuxième révolution

quantique

7,8

.

La deuxième révolution quantique vise à utiliser l’intrication quantique pour réaliser des calculs ou des

mesures qui apparaissaient hors de portée des méthodes les plus avancées connues vers 1970. En