Paris, le 24 janvier 2023
Depuis plusieurs mois, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) fait état de ruptures d’approvisionnement de médicaments essentiels.
L’Académie des sciences fait le point sur ce problème majeur de santé publique avec Patrick Couvreur, académicien, professeur à l’Université Paris-Saclay, également membre de l’Académie de médecine, de l’Académie des technologies et Président honoraire de l’Académie nationale de pharmacie.
Quels sont les médicaments concernés ?
Patrick Couvreur : Rappelons tout d’abord qu’un médicament est composé d’un principe actif (une molécule active) et d’excipients. Ces derniers contribuent à la forme pharmaceutique (aussi appelée forme galénique) du principe actif, ce qui détermine son mode d’administration, conditionne le transport de la molécule active jusqu’à son lieu d’absorption dans l’organisme et permet de contrôler le devenir du principe actif dans l’organisme. La forme galénique contribue également à la conservation du médicament.
Les problèmes actuels concernent à la fois les étapes de synthèse des principes actifs et la forme pharmaceutique finale. Ils portent sur de nombreuses familles de médicaments essentiels, difficilement ou non substituables et généralement anciens, comme certains antibiotiques (amoxicilline), des sédatifs, des médicaments antidouleur (paracétamol), des corticoïdes ou même certains anticancéreux comme le 5-fluorouracile. En ce moment, sont plus spécialement touchés les anti-infectieux, les antiinflammatoires, les médicaments de la douleur, les médicaments du système nerveux et ceux du système cardiovasculaire. Certains vaccins sont également impactés. Les tensions d’approvisionnement peuvent aussi dépendre de la forme galénique concernée (injectable, comprimé, gélule, sirop, collyre…). Ainsi, pour l’amoxicilline, les formes les plus impactées sont principalement les suspensions buvables à usage pédiatrique, même si les formes orales destinées à l’adulte (comprimés, gélules), font également l’objet de tensions. Pour le paracétamol, ce sont aussi les sirops pédiatriques qui sont en rupture, sans doute en raison du marché restreint qu’ils représentent, mais pas seulement. Les difficultés d’approvisionnement concernent donc majoritairement des médicaments anciens mais indispensables pour lesquels existent des génériques et qui sont vendus à des prix très bas.
Cette situation est-elle propre à la France ?
Patrick Couvreur : Non, la pénurie est mondiale, et nos voisins européens, sont également touchés mais il est difficile d’avoir une bonne comparaison entre pays dans la mesure où la notion de pénuries n’est pas harmonisée au sein de l’Europe. D’autres états occidentaux-ceux où les médicaments sont vendus à des prix plus élevés qu’en France- tirent en revanche mieux leur épingle du jeu. C’est le cas de l’Allemagne, des pays Scandinaves et de la Suisse.
Quelle sont les causes de cette pénurie ?
Patrick Couvreur : Les causes sont multiples et chaque cas est particulier. Il y a tout d’abord une forte demande mondiale de médicament avec une croissance actuelle de l’ordre de 10% et les capacités de production ne suivent pas toujours, en particulier pour les produits injectables. Mais derrière ces problèmes, il y a un vrai problème économique. Depuis plusieurs décennies et face aux pressions exercées sur le prix du médicament par la plupart des gouvernements occidentaux, l’industrie pharmaceutique a massivement délocalisé la synthèse de ses molécules et parfois la fabrication de la forme galénique dans des pays à faible coût de production, principalement l’Inde et la Chine : la main d’œuvre y est abondante, relativement compétente, peu chère et les normes environnementales généralement inférieures à celles des standards occidentaux (mais la Chine évolue rapidement sur ce point). Les entreprises du médicament ont aussi, pour les raisons économiques évoquées ci-dessus, poussé leurs sous-traitants asiatiques à se spécialiser sans cesse davantage. Ainsi la synthèse d’un principe actif qui se fait en plusieurs étapes peut mobiliser plusieurs sous-traitants, répartis parfois sur l’ensemble de la planète. Le système est donc très peu robuste, à la merci d’une fermeture d’usine ou de l’arrêt d’une de ses lignes de production, d’une difficulté d’approvisionnement en matière première ou d’une évolution de la législation du pays producteur qui peut entraîner un arrêt brutal de production, comme cela a été le cas récemment en Chine. Notons aussi qu’avec les arrivées massives des génériques, les prévisions de vente des industriels sont devenues de plus en plus difficiles à établir.
La pandémie de Covid-19 a encore aggravé le problème en limitant la production médicamenteuse, notamment en Asie qui fournit l’essentiel du marché mondial. Mais la situation n’est pas nouvelle. Dès 2011, l’Académie nationale de pharmacie alertait déjà sur les ruptures d’approvisionnement des médicaments résultant d’un effet ciseau : augmentation régulière des réglementations et des coûts associés face à une baisse régulière des prix de vente.
Quelles sont les solutions pour améliorer à terme la situation ?
Patrick Couvreur : Il s’agit d’un problème complexe qui menace, à l’évidence, notre indépendance sanitaire ainsi que le traitement approprié des patients. Il est toutefois illusoire d’imaginer pouvoir relocaliser massivement la production des médicaments en France. Il est revanche indispensable de mettre en place une véritable politique européenne commune du médicament pour mieux anticiper les risques de rupture d’approvisionnement et coordonner la prévention des pénuries. Cela passe notamment par l’établissement d’une liste des médicaments indispensables et d’une base de données identifiant les sous-traitants, une meilleure uniformisation des procédures d’autorisation de mise sur le marché, et, sans doute, l’instauration d’un prix plancher pour les médicaments anciens non substituables, harmonisé au niveau européen, qui inciterait les industriels à continuer à les produire.
La relocalisation de la production de médicaments essentiels sur le territoire européen reste possible et passe certainement par un soutien et un encouragement de la recherche et de l’innovation, notamment en chimie et en formulation pharmaceutique. L’Académie des sciences y est évidemment très favorable. Il faut élaborer de nouveaux procédés de synthèse avec moins d’intermédiaires, recourir à la chimie verte et à des techniques de microfluidique (en flux continu plutôt que par lot) … Autant de pistes qui permettraient in fine de réduire les coûts et de redevenir compétitifs en Europe sur certains segments de la production pharmaceutique. Espérons que la récente création de l’HERA (Health Emergency Preparedness and Response), agence créée pour faire face aux crises sanitaires en Europe, s’emparera de ce problème majeur de santé publique.
Propos recueillis par Hélène Perrin