Pierre Karli

8 février 1926 - 21 mai 2016
Notice nécrologique
Pierre Karli, né le 8 février 1926 à Strasbourg, est décédé le 21 mai 2016 à Oberhausbergen (Bas-Rhin). Cet Alsacien de souche et de cœur, qui vécut les heures sombres de la Deuxième guerre mondiale, a fait œuvre de neurophysiologiste, spécialement concerné par le problème des sources de l’agression.
Pierre Karli effectua ses études de médecine à Strasbourg, où il fut particulièrement marqué par les enseignements du professeur de biologie médicale Marc Klein, également connu pour ses travaux d’histoire de la médecine. Assistant à la Faculté de médecine de Strasbourg de 1949 à 1958, reçu docteur en médecine le 8 juillet 1952 avec un travail intitulé "Rétines sans cellules visuelles. Recherches morphologiques, physiologiques et physiopathologiques chez les rongeurs", couronné du prix Vlès de la Faculté de médecine, puis licencié ès-Sciences naturelles en 1953, quasi-obligation à Strasbourg pour qui s’orientait vers une carrière de chercheur, il bénéficia d’un séjour d’études comme boursier de la Fondation Rockefeller au Laboratoire de Psychobiologie de la Faculté de médecine de l’université Johns Hopkins de Baltimore dirigé par Curt Richter, en 1954-1955, en vue d’étudier les relations entre cerveau et comportement. Il y découvrit le phénomène du rat tueur, qui orienta ses recherches pendant de nombreuses années. Certains rats tuent les souris introduites dans leurs cages individuelles, d’autres non. Cette observation fortuite, due au nombre limité de cages dont disposait le jeune chercheur, fut le point de départ de premiers travaux expérimentaux produisant des résultats significatifs : certaines lésions de l’amygdale induisent chez les tueurs des comportements non-tueurs, des ablations des lobes frontaux induisent chez les non-tueurs des comportements de tueurs. De retour à Strasbourg, Pierre Karli fut nommé maître de conférences agrégé des Facultés de médecine en Physiologie, puis, en 1961, professeur sans chaire. En 1966, il fut nommé professeur de neurophysiologie à la Faculté de médecine de Strasbourg, après avoir reçu, en 1965, du professeur Paul Mandel, neurochimiste, la tâche de fonder un département de neurophysiologie à l’intérieur du Centre de neurochimie créé par le CNRS à Strasbourg. Pierre Karli dirigea ce département de 1965 à 1987, avec de nombreux collaborateurs, dont Marguerite Vergnes, Nicole Bonaventure, Françoise Éclancher, Pierre Schmitt, Guy Sandner, Georges Di Scala, puis Bruno Will qui lui succéda comme directeur. En 1987, il prit une retraite anticipée, consacrant son éméritat à la réflexion et à d’importantes actions tant universitaires que sociales.
Il fut président de l’université Louis-Pasteur de Strasbourg (1975-1978), président de l’International Society for Research on Aggression (1979-1980), de l’European Brain and Behaviour Society (1982-1984), président du Conseil scientifique du Training Programme in Brain and Behaviour Research à la Fondation européenne de la science (1979-1984). Il fut élu membre de l’Académie des sciences le 18 juin 1979. En tant que professeur émérite, il dirigea de 1988 à 1990 le Centre de recherches transdisciplinaires sur les sciences et les techniques créé par l’université Louis Pasteur. En effet, Pierre Karli était, comme il l’a écrit, animé par la conviction "qu’une grande université scientifique et médicale devait disposer, en son sein, d’une cellule de réflexion et de recherche qui l‘aide à mieux se penser elle-même, à réfléchir d’une façon plus globale sur le sens qu’elle entend donner à ses activités d’enseignement et de recherche, à acquérir une conscience plus vive de tous les enjeux – sociaux, culturels, éthiques – de la contribution qu’elle s’efforce d’apporter au développement scientifique et technique."1
Il fonda à Strasbourg l’Institut pour la promotion du lien social, qu’il présida de 2000 à 2004. Il fonda en 2013 le Forum humaniste rhénan. Titulaire de plusieurs prix scientifiques (de la Faculté de médecine de Strasbourg en 1952, de l’Académie de médecine en 1972, de l’Académie des sciences, prix La Caze de physiologie en 1975, de l’Académie des sciences morales et politiques en 2002), il fut docteur honoris causa de l’université de Lausanne et membre de l’Academia Europaea. Il reçut également le Oberrheinischer Kulturpreis de la fondation allemande Goethe-Stiftung. Il reçut en 1996 le prix Blaise-Pascal décerné par la municipalité de Clermont-Ferrand. Il reçut en 2004 le prix de la Tolérance, décerné à Strasbourg par l’Association des amis de Marcel Rudloff (ancien maire de Strasbourg et ancien membre du Conseil constitutionnel). Une partie très importante de l’activité de Pierre Karli fut d’ordre institutionnel. Ce fut un bâtisseur, doté d’un sens inné de la coopération indispensable à la réussite de l’œuvre et à sa solidité. Il fut nommé Commandeur de la Légion d’honneur, Commandeur de l’Ordre national du mérite, et Commandeur des Palmes académiques.
Pierre Karli a donné une réelle inflexion à la neurobiologie des comportements. Il s’en est expliqué lui-même. "De façon générale, la neurobiologie des comportements s’efforçait de découvrir et d‘analyser le substrat nerveux de tel ou tel comportement dans des recherches expérimentales qui isolaient l’individu à la fois de son environnement habituel et de son histoire singulière. Mon équipe et moi-même avons progressivement centré notre intérêt sur le rôle joué par des processus d’ordre affectif dans la genèse et le contrôle des comportements d‘agression, avec l’intervention de nombreux facteurs liés au contexte et à l’histoire2." Le vaste domaine d’étude des comportements "socio-affectifs", ouvert dans les années soixante, a donc permis de produire une vision riche du cerveau humain comme lieu de médiation (et pas seulement de détermination) entre l’individu biologique, l’acteur social, l’homme en quête de sens et de liberté (selon la terminologie de Karli), et leur environnement, prenant en compte une évolution tout au long de la vie. Une physiologie non-mécaniste s’est élaborée en divers lieux, et particulièrement à Strasbourg, vite identifié internationalement comme lieu d’une école originale de recherches sur l’agression.
Dans un important rapport publié dans le Journal de Physiologie en 1968, "Système limbique et processus de motivation", Pierre Karli débute son enquête par une interrogation terminologique critique, un genre d’interrogation dont la nécessité est ressentie en permanence lorsqu’on caractérise des systèmes très complexes. Qu’appelle-t-on système limbique, existe-t-il un tel système, comment le caractériser et le délimiter si c’est possible ? Qu’appelle-t-on motivation, comment caractériser une motivation, quelle correspondance existe-t-elle entre la sémantique du terme et les approches scientifiques ? En ce qui concerne le premier terme, son contenu est issu d’une "dialectique subtile"3
entre données anatomiques et physiologiques aboutissant à la "cristallisation" de la notion de "système limbique" exposée par MacLean en 19594,
comprenant l’hippocampe, l’amygdale, le septum. Les connexions à l’intérieur et vers l’extérieur du système limbique sont d’une particulière complexité. Le système limbique possède une réactivité électrique élevée. Tous ces arguments militent en faveur d’une entité anatomo-fonctionnelle particulière. Pour sa part, le terme de motivation, conçu dans le cadre du comportement, pose des problèmes différents. Le comportement a deux aspects généraux, l’intensité et la direction de l’activité, qui doivent se retrouver dans la conception de la motivation, selon les deux dimensions de l’énergie activatrice et du "motif", notion plus qualitative. Il est important de comprendre pourquoi aborder ces questions sous l’angle de la "motivation", et pour cela de mieux définir ce terme, qui correspond à une qualité particulière qui colore le processus qui part des entrées sensorielles pour aboutir à l‘expression éventuelle d’un comportement5.
Or il se trouve que tant la psychologie expérimentale que la neurophysiologie ont tendu à réduire les aspects du comportement et de la motivation à la seule composante quantitative, énergétique, innée. Dans le conditionnement instrumental à la Skinner, la motivation est un élément inné permettant l’apprentissage. Karli prend une position clairement opposée. "Nous pensons qu’il n’en est rien : la conception (qui apparaît surtout de façon implicite dans les démarches expérimentales) selon laquelle des phénomènes d’apprentissage, avec leurs mécanismes propres, viennent en quelque sorte se surajouter à un ensemble motivationnel essentiellement énergétisant et inné, risque de faire passer à côté de processus comportementaux (et des mécanismes qui les sous-tendent) dont la connaissance et l’analyse sont peut-être essentielles pour la compréhension du pourquoi du comportement6."
Il y revient en soulignant l’intérêt qu’il y a pour les recherches de neurophysiologie du comportement, à "élargir le concept de motivation aux dimensions qui sont réellement les siennes…
C’est précisément parce que le système limbique semble intervenir dans de nombreux aspects tant globaux que partiels du comportement, qu’une compréhension aussi globale que possible de son rôle fonctionnel a toutes les chances d’être essentielle à la compréhension des bases neurophysiologiques, du "pourquoi" du comportement.7"
Pour autant, mettre en relation données expérimentales, neurophysiologiques et comportementales, d’une manière cohérente, tout particulièrement en matière de comportements agressifs, sans tenir compte de nombreux facteurs, intérieurs ou extérieurs, n’est pas toujours possible. Pour s’en tenir aux facteurs internes, humoraux, ils jouent un rôle dans le déterminisme des comportements dits "socio-affectifs". Cependant, "leur rôle n’est plus celui d’un primum movens. En effet, dans le déterminisme de ces comportements, ce sont les traces laissées par le vécu qui constituent des facteurs de motivation primordiaux, car la référence faite à ces traces mnésiques conditionne à la fois la façon dont une situation est perçue et le choix de la stratégie qui doit permettre d’y répondre d’une manière appropriée. Et le système limbique, qui joue un rôle essentiel dans la constitution comme dans l’utilisation des traces mnésiques, est profondément impliqué dans ce déterminisme.8"
"La probabilité de déclenchement d’un comportement d’agression face à une situation donnée dépend d’au moins quatre types de facteurs, en plus de ceux qui tiennent à l’état physiologique du moment : ceux liés au développement ontogénétique; ceux qui correspondent à certains aspects de la situation présente ; ceux qui découlent de l’expérience passée dans des conditions analogues ; ceux qui tiennent au comportement de l’adversaire9." En particulier, du fait de la variété des influences ontogénétiques, tout un spectre de comportements d‘agression, de défense ou de fuite peut s’exprimer.
Les composantes neurophysiologiques de l’expression des comportements d‘agression ou de leur inhibition, comportements tant interspécifiques qu’intraspécifiques, ont été étudiées par Karli chez le rat, à l’aide des techniques de lésion, de stimulation électrique localisée, et d’intervention pharmacologique en usage. Les conclusions qu’il en a tirées dépassent de beaucoup le cas du rat et sont fort instructives pour l’homme. Dans un ouvrage principalement destiné aux psychiatres, Neurobiologie des comportements d’agression (1982), Pierre Karli présente d’une manière synthétique ces résultats en s’appuyant sur une vision des comportements dits d’"agression" qui met l’accent sur le fait que les relations entre cerveau et comportement sont à double sens, l’expression d’un comportement retentissant sur le cerveau, et sur le fait que cette dynamique inclut naturellement l’histoire singulière de l’individu. En outre, la pluralité des comportements liés à l’agression et des circonstances de leur expression ôte toute pertinence à une conception unitaire, quasi substantielle, de l’agression et à la recherche d’un centre de commande cérébral unique qui lui correspondrait. Il convient de situer le comportement agressif dans le contexte d’une situation agressogène, et de l’interpréter dans un cadre physiologique fonctionnel. Quelles fonctions ce comportement sert-il ? L’agression est une réponse à une situation vécue.
"Au sein d’une espèce donnée, un même comportement d’agression peut servir à plusieurs fins différentes : survie de l’individu, survie de l’espèce ; préservation d’une sorte d’homéostasie relationnelle, en particulier maintien d’une certaine hiérarchie sociale. A l’inverse, une même fin – par exemple, se débarrasser d’un intrus – peut être poursuivie par des comportements différents, selon que l’intrus est un congénère ou un animal d’une espèce étrangère. L’aspect prédominant – pour des recherches d’ordre neurobiologique – n’est pas celui de la forme que prend le comportement d’agression, mais bien celui de la fonction qu’il assure pour l’organisme qui le présente10
." "Dans ces conditions, on conçoit également la multiplicité et la diversité des facteurs et des mécanismes qui concourent au déclenchement et au contrôle des comportements d’agression et partant, la multiplicité et la diversité des sites d’impact possibles tant pour une modulation d’origine génétique que pour une influence structurante due à l’expérience11."
En synthétisant à l’extrême certains résultats neurophysiologiques (lésions, stimulations, renforcements) sur le rat tueur de rats et de souris, nous pouvons rappeler certaines interprétations proposées par Karli. Le rat confronté à la première intrusion d’une souris dans sa cage réagit par l’élimination de l’intruse qui dérange ses habitudes ("néophobie"). Ce comportement est facilité par l’état physiologique de faim qui élève la réactivité de l’organisme, et par la destruction du septum qui a le même effet chez des rats non familiarisés avec les souris. En revanche, la familiarisation préalable fait chuter considérablement la proportion des rats qui tuent les souris. Chez le rat tueur, l’agression se renforce elle-même par sa composante appétitive. Ce renforcement positif peut être inhibé par une lésion de l’hypothalamus latéral ou de l’amygdale. A l’inverse, certaines stimulations de l’hypothalamus latéral ou du tegmentum mésencéphalique produisent un comportement d’agression immédiat. Il s‘avère que ces points de stimulation sont aussi des points d‘autostimulation, de renforcement positif. Le rat auquel on donne la capacité de s’autostimuler attaque et tue immédiatement une souris qu’il n’aurait normalement attaquée qu’après plusieurs heures. "L’activation expérimentale du système de renforcement positif permet aussi de créer de toutes pièces une agressivité intraspécifique, entre congénères, alors qu’elle n’existait nullement au départ12." Soit un animal de ce type. "Toutes les fois que cet animal présente la moindre velléité d’agression (…) à l’égard de son congénère, on le stimule par l’électrode implantée. En d’autres termes, on récompense toute velléité d’agression, on associe régulièrement une expérience affective plaisante avec toute ébauche de conduite agressive. El l’on constate que se développe ainsi chez ce rat une agressivité de plus en plus marquée, et de plus en plus stable. Cette agressivité à l’égard du congénère n’existait pas de façon innée ; elle s’est développée parce que nous l’avons rendue payante13."
On peut aussi déclencher un comportement d’agression chez le rat non-tueur "en le stimulant au niveau du système de renforcement négatif, en associant à l’intrusion de la souris une expérience affective déplaisante, aversive, induite de façon expérimentale. Le comportement d’agression ainsi déclenché n’est plus un comportement d’appétence, mais au contraire un comportement de défense, une conduite qui permet au rat de mettre un terme à une émotion de nature aversive.14" De fait, les points de stimulation actifs sont des points d’auto-interruption. "Ces quelques données expérimentales font clairement apparaître le rôle majeur qui revient à la mise en jeu des systèmes de renforcement dans la genèse et dans l’évolution des états de motivation qui sous-tendent les comportements d’agression15." Diversité des motivations, dualité (au moins) des systèmes de renforcement, positif et négatif, au bout du compte grande complexité de ces processus, qui éloigne le physiologiste "de la conception selon laquelle la manifestation d’une agression serait due à l’activation d’un système motivationnel spécifique16." Il en résulte un changement de cadre conceptuel qui enrichit la perspective purement physiologique : "les relations que le cerveau entretient avec le comportement n’ont pas un caractère linéaire et unidirectionnel ; bien au contraire, cerveau et comportement interagissent d’une manière complexe, et c’est le dialogue continu entre l’individu et son environnement qui donne à ces interactions tout leur sens17." Du rat à l’homme, la conséquence est-elle bonne ? Le biologiste qui a vécu les violences destructrices extrêmes de la Deuxième guerre mondiale apporte à cette question une réponse nuancée. La force des idées n’est pas moindre que celle des comportements de base. "Qu’on permette à un biologiste de dire qu’à ses yeux, aucune fatalité d’ordre biologique ne saurait jamais être tenue pour responsable de ce que des hommes se servent de certaines idées pour asservir et avilir d’autres hommes18."
Dans son ouvrage devenu classique, L’homme agressif(1987, 2017), Pierre Karli reprend son propos et conclut ainsi : "Puisque l’ "agressivité", censée être une partie intégrante de notre héritage biologique et de la "nature humaine", est souvent invoquée pour expliquer ou pour justifier certains comportements, il importe de souligner d’entrée de jeu la conclusion essentielle qui, au fil des chapitres précédents, s’est progressivement dégagée et confirmée : une semblable "agressivité" n’explique rien, et elle ne justifie rien. Car si la notion d’agression est utile dans la mesure où elle permet de décrire et de définir, par un terme générique, le caractère qu’on estime être celui de tel moyen d’expression et d’action mis en œuvre, il est abusif et trompeur de ramener l’extrême diversité des objectifs visés et des motivations sous-jacentes à une quelconque agressivité qui serait le fruit d’une génération endogène spontanée. C’est dire aussi qu’aucune fatalité d’ordre biologique ne saurait être tenue pour responsable des bassesses humaines, ni surtout des haines que l’homme sait si bien semer et cultiver, avant d’en récolter – un jour ou l’autre – les fruits amers19." Face à cette indéniable réalité, c’est la responsabilité individuelle qui doit se mettre en action. Nous devons noter enfin que les observations neurobiologiques de Karli sur les effets comportementaux des renforcements ont occasionné et nourri une réflexion sur l’éducation, thème fondamental s’il en est, qu’il a développé dans certains ouvrages20.
Revenant sur son propre itinéraire scientifique et sur l’évolution épistémologique et philosophique qui l’a accompagné, Pierre Karli les a caractérisés de la manière suivante. A la suite des premières expériences sur le rat tueur dans le laboratoire de Curt Richter, il a commencé par appréhender les relations entre cerveau et comportement "en termes de substrats nerveux censés sous-tendre, de façon étroitement spécifique, telle ou telle catégorie de comportements, ces catégories étant considérées comme autant d’entités naturelles. Dans cette façon de voir les choses, le cerveau était une sorte de mosaïque de "systèmes motivationnels", l’activité de chacun de ces systèmes générant une tendance ou propension naturelle de l’organisme individuel à "émettre" le comportement correspondant21." "Deux décennies plus tard, la perspective a radicalement changé. Il ne s’agit plus de donner la prééminence au fonctionnement interne d’un substrat nerveux spécialisé et anatomiquement délimité, censé "produire" et "expliquer" un comportement donné, mais de mettre l’accent sur la "fonction" assurée par ce comportement dans la réalisation d’un certain objectif face à une situation donnée. Dans cette optique, le neurobiologiste est conduit à analyser des processus et des mécanismes cérébraux qui contribuent à déterminer la façon dont la situation est perçue, interprétée, vécue, avec ses aspects cognitifs et sa signification affective, l’élaboration d’une attente, d’un objectif, et le choix de la stratégie comportementale qui paraît appropriée22." Nul doute que celui qui écrit n’a lui-même fortement vécu des situations qu’il sait si bien décrire.
Il est assez naturel qu’un neurobiologiste du comportement, d’orientation physiologique, rencontre la question philosophique de la liberté, qu’il aborde dans son ouvrage Le Cerveau et la Liberté (1995). Dans une revue critique de cet ouvrage, Michel Le Moal a déclaré : "Pierre Karli suggère que le libre-arbitre est une réalité, non pas une illusion. Le libre-arbitre, la conscience de soi – disons, l’émergence du moi – est une construction récente dans l’histoire de l’humanité23." Karli a beaucoup insisté sur le fait que le sujet humain est un "individu en quête de sens et de liberté". Cette attitude va chez lui avec un réel volontarisme dans la réflexion et dans une action qui ne peut être que concrète. Prenant parti dans la controverse philosophique persistante sur le thème "déterminisme ou liberté", Karli préfère écrire "déterminisme et liberté", ce qui, dit-il, "revient à souligner leur complémentarité ; la notion de déterminisme précède celle de liberté, car on ne quitte pas brusquement la perspective naturaliste et historique (phylogénétique et ontogénique) qui nous a conduit jusqu’à ce point crucial, mais on considère - bien au contraire – que c’est une évolution au sein d’un monde largement déterministe qui a créé les conditions requises pour l’émergence et l’exercice d‘une certaine liberté24." Constatant l’existence d’un libre arbitre qui « s’éprouve et s’exerce", sans se laisser "ni observer ni prouver", Karli poursuit : "Nous pouvons donc affirmer, sur la seule base de notre expérience subjective, que l’homme est bien doué du libre arbitre. Mais dès lors que nous nous intéressons à l’homme en action, aux dialogues qu’il conduit ave le milieu physique, le contexte social et le monde intérieur qui lui sont propres, il ne suffit plus de constater l’existence du libre arbitre comme virtualité de son être. Il s’agit alors de voir comment cette virtualité s’actualise dans les multiples interactions qui sont l’expression et le moteur d’une existence25."
Répétant que le libre arbitre est une réalité, non une illusion, Karli poursuit : "Cette particularité de la structure ontologique de l’homme ne peut faire l’objet, en tant que telle, d’une investigation scientifique il n’appartient à la science ni de prouver, ni d’infirmer son existence. Le scientifique sera donc pleinement d’accord avec le philosophe du droit et de l’éthique pour considérer que, s’agissant de l’homme en sa qualité d‘être doué de liberté et de raison, l’élaboration de normes juridiques et de règles éthiques a vraiment un sens. Mais ce même scientifique estimera, en outre, que ces normes et ces règles ne font pleinement sens que dans la mesure où l’on prend en compte (et il faut d’abord les connaître !) les conditions concrètes dans lesquelles l’homme manifeste ces particularités de son être qui fondent sa dignité singulière26." Cette position optimiste et volontariste de Pierre Karli lui est propre, et porte sa marque. Elle n’est pourtant pas partagée par son collègue Michel Le Moal qui lui oppose, lui aussi sur la base de l’expérience, un pessimisme anthropologique conçu comme un "gage de lucidité27."
Par ses enjeux sociaux et philosophiques, l’œuvre de Pierre Karli déborde donc le cadre de la neurophysiologie stricto sensu, en direction de l’éthique et du politique28. Pénétré de pensée chrétienne, adepte de l’humanisme qui peut s’y rattacher, croyant actif doté d’un optimisme viscéral, moraliste aux vues profondes, Pierre Karli n’a cessé de rechercher les moyens institutionnels de donner vie à l’idée européenne comme antidote à la violence extrême qu’il a lui-même vécue, et de promouvoir le dialogue entre les hommes. Il y a cru, il voulait y croire. Il convient de saluer la cohérence entre cette attitude et ses actions.
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Claude Debru
1 Pierre Karli, in Françoise Parrot et Marc Richelle (dir.), Psychologues de langue française. Autobiographies, Paris, PUF, 1992, p. 340.
2 Pierre Karli, Devenir un Homme. Apprendre à être et à aimer, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2009, p. 86-87.
3 Pierre Karli, Système limbique et processus de motivation, Journal de Physiologie, vol. 60, sup. 1, 1968, p. 7.
4 P. D. Mac Lean, The limbic system with respect to two basic life principles, in The central nervous system and behavior, Josiah Macy Foundation, New York, 1959.
5 Pierre Karli, Neurobiologie des comportements d’agression, Paris, PUF, 1982, p. 21-23.
6 Pierre Karli, op. cit., 1968, p. 19.
7 Ibid., p. 24-25.
8 Pierre Karli, Neurobiologie des comportements d‘agression, Paris, PUF, 1982, p. 29.
9 Ibid., p. 39.
10 Ibid., p. 37.
11 Ibid., p. 38.
12Ibid., p. 83.
13Ibid., p. 83.
14Ibid., p. 84.
15Ibid., p. 84.
16Pierre Karli, L’homme agressif, Paris, Odile Jacob, 1987, rééd. 2017, p. 277.
17Ibid., p. 277.
18Pierre Karli, op. cit. 1982, p. 86.
19Pierre Karli, op. cit. 1987, rééd. 2017, p. 327.
20Pierre Karli, op. cit. rééd. 2017, p. 359 sq. Pierre Karli, Les racines de la violence. Réflexions d’un neurobiologiste, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 141 sq, p. 169 sq.
18 Pierre Karli, in Psychologues de langue française. Autobiographies, op. cit., 1992, p. 341.
18Ibid., p. 342.
18Michel Le Moal, « De la construction de l’individu biologique à l‘émergence du libre-arbitre chez Pierre Karli », Revue Internationale de Psychopathologie, n° 23, 1996, p. 710.
18Pierre Karli, Le Cerveau et la Liberté, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 284.
25 Ibid., p. 285.
26 Ibid., p. 287-288.
27 Michel Le Moal, op. cit., p. 711.
28 Voir aussi Pierre Karli, Le besoin de l’autre. Une approche interdisciplinaire de la relation à l’autre, Paris, Odile Jacob, 2011.
Voir quelques repères biographiques