Jean-Pierre Kahane

11 décembre 1926 - 21 juin 2017
Notice nécrologique
Jean-Pierre Kahane a été l’un des grands mathématiciens de la fin du vingtième siècle, figure emblématique durant plusieurs décennies de l’analyse harmonique française. Grâce à son extraordinaire inventivité, il a découvert de nombreux résultats brillants et profonds en analyse mathématique comme en théorie des probabilités. Mais Jean-Pierre Kahane restera aussi un personnage hors du commun pour son action au service de la collectivité et son engagement politique pour "changer le monde" comme il le disait lui-même.
Après des études à l’Ecole normale supérieure et une thèse de doctorat ès sciences en 1954, Jean-Pierre Kahane devient Maître de conférences puis Professeur à l’Université de Montpellier. Il est nommé Professeur à la Faculté des sciences d’Orsay en 1961, où il restera jusqu’à la retraite, professeur émérite à partir de 1994. Il est élu correspondant de l’Académie des sciences en 1982 puis membre en 1998, après avoir reçu trois prix de l’académie. A l’Académie des sciences, il jouera un rôle très actif, participant à de multiples comités et apportant sa hauteur de vue et sa grande expérience dans des interventions toujours pertinentes. Parmi de nombreuses autres responsabilités importantes, il est président de l’Université Paris-Sud de 1975 à 1978, président de la Société Mathématique de France en 1972 et 1973, ou encore président de la Mission interministérielle de l’information scientifique et technique. Jean-Pierre Kahane était membre des Académies des sciences de Pologne et de Hongrie, et docteur honoris causa de plusieurs universités étrangères. Il était aussi grand officier dans l’ordre de la Légion d’Honneur.
L’œuvre mathématique de Jean-Pierre Kahane est riche de belles découvertes dans des sujets très variés, particulièrement en analyse harmonique et analyse de Fourier. Dans sa thèse, il propose une nouvelle théorie des fonctions moyennes-périodiques de Delsarte et Schwartz, qui surpasse et simplifie considérablement les travaux de ses prédécesseurs. Plus tard, il obtient des résultats majeurs sur l’algèbre de Wiener des fonctions périodiques ayant une série de Fourier absolument convergente, qui lui vaudront une invitation plénière au Congrès International des Mathématiciens de 1962. Inspiré par Raphaël Salem, il développe des interactions nouvelles entre analyse de Fourier et arithmétique, sujet dans lequel il démontrera dans les années 1990 une conjecture de Bateman et Diamond sur les nombres premiers généralisés de Beurling. Avec Yitzhak Katznelson, il obtient un grand nombre de beaux résultats en analyse harmonique, montrant par exemple que, pour tout ensemble fermé de mesure nulle, il existe une fonction continue dont la série de Fourier diverge sur cet ensemble. Beaucoup d’énoncés importants portent aujourd’hui son nom, théorème de Gleason-Kahane-Zelazko, théorème de Kahane-Katznelson-de Leeuw, théorème de Helson-Kahane-Katznelson-Rudin, etc.
Jean-Pierre Kahane est aussi un pionnier en théorie des probabilités. Il découvre que des propriétés inhabituelles en analyse classique apparaissent quand on change au hasard les signes dans une série de fonctions. C’est le début de travaux, incluant les célèbres inégalités de Khintchine-Kahane, qui sont magnifiquement présentés dans son livre de 1968 "Some random series of functions". Ces travaux seront à la base de développements importants de Pisier et Talagrand, entre autres, sur la continuité des processus gaussiens et la géométrie des espaces de Banach. Jean-Pierre Kahane est aussi fasciné par le mouvement brownien et découvre l’existence de ces fameux points lents où le mouvement "reprend son souffle" comme le dit Yves Meyer, sans doute son élève le plus connu. Dans les années 1980, il invente la théorie du chaos multiplicatif gaussien, qui étudie les mesures construites à partir de produits de poids aléatoires indépendants. Cette théorie joue un rôle-clé dans certains développements majeurs des probabilités d’aujourd’hui.
Jean-Pierre Kahane a toujours manifesté un grand intérêt pour l’enseignement mathématique et les innovations pédagogiques. Il est président de l’ICMI (International Commission on Mathematical Instruction) de 1983 à 1989 et il apporte un soutien permanent au réseau des IREM, dont il préside le comité scientifique de 1997 à 1999. Lui-même était un enseignant hors pair, unanimement apprécié par étudiants et collègues.
L’engagement politique a été une composante très importante de la vie de Jean-Pierre Kahane, qui prônait l’implication des mathématiciens dans la vie publique, et cherchait souvent à mettre en contact des scientifiques reconnus avec des hommes politiques. Suivant les pas de son père Ernest Kahane, chimiste réputé et figure intellectuelle du Parti Communiste Français, il fut lui-même membre du Comité Central du PCF.
Avant tout, Jean-Pierre Kahane était animé par la passion des mathématiques. Dans un texte superbe intitulé "Le plaisir des mathématiques", il se décrit comme un jardinier, plutôt qu’un architecte, contribuant à découvrir ou à créer des espèces nouvelles. Nul doute que les merveilleuses fleurs mathématiques qu’il a fait éclore susciteront pendant longtemps encore l’admiration des générations futures.
Jean-François Le Gall et Cédric Villani